fidèle de l'esprit du temps depuis l'immédiat après-guerre jusqu'à ce jour.
Tableau étrange que celui de ce ‘temps édenté’... Il évoque le père du personnage principal Albert Egberts. En s'éveillant au monde qui l'entourait, celui-ci a ressenti comme une nette cassure le fait que son père, à peine âgé de trente ans, avait dû se faire enlever toutes les dents. Mû comme tout un chacun par le réflexe de suspendre et arrêter le temps, Albert n'a eu qu'un désir: faire durer ce temps, le rendre plus intense, développer une vie ‘en largeur’ pour en vivre chaque instant d'une manière doublement consciente. Peut-être y avait-il aussi chez lui une réaction de fuite si l'on sait que son père était alcoolique et supportait mal la routine du quotidien - Van der Heijden a d'ailleurs écrit en 1994 un requiem pour son propre père, preuve du rapport étroit entre la réalité et la fiction - et, dans un certain sens, c'est parce qu'Albert se distanciait tellement de ce père impossible qu'il allait à son tour succomber à la tentation des euphorisants... La drogue est en effet un refuge pour tant de jeunes qui fuient la confrontation avec leur passé et leur avenir, et c'est ce mécanisme que va nous dépeindre, par touches extrêmement fines, la troisième partie du cycle.
Belle illustration de la façon ‘large’ dont A.F.Th. van der Heijden libère son inspiration littéraire, cette troisième partie s'éclate ellemême en deux livres, qui totalisent quelque 1400 pages. Tout en écrivant, Van der Heijden s'est rendu compte que son sujet se déployait organiquement en un diptyque, pour lequel il imaginera les deux titres
Het Hof van Barmhartigheid (La cour de miséricorde) et
Onder het plaveisel het moereas (Sous les pavés le marais). S'il avait respecté l'échéance qu'il s'était initialement fixée, c'est-à-dire 1995, il s'en serait tenu à un seul volume: mais, mécontent de certaines lacunes, il a demandé un répit à son éditeur, si bien que la parution a été reportée de près de six mois. Avec le recul, il semble qu'un petit délai supplémentaire n'aurait pas été inutile
A.F.Th. van der Heijden (o1951).
pour rectifier quelques ultimes imperfections, inévitable corollaire de l'ambition qui dévore l'écrivain.
Mais que dire du style de Van der Heijden, sinon qu'il est incontestablement un des plus beaux, voire le plus beau qui soit dans la littérature néerlandaise d'aujourd'hui. Alliant le mot juste à une incomparable richesse d'images, il ne devient jamais ampoulé ou excessif. Son vrai label de qualité réside dans cette pureté d'écriture. Les titres, à eux seuls, sont éloquents: dans le premier volet, Albert Egberts, qui s'en va poursuivre ses études à Amsterdam, ne subit pas encore les avanies du sort, tandis que, dans le second, il sombre, s'enlise dans la narcodépendance, et l'image du marécage est d'autant plus parlante que, comme chacun sait, Amsterdam fut jadis construite sur pilotis. La cassure entre les deux livres coïncide avec la ‘nuit de septembre enneigée’ que connaît Albert: à la date à laquelle il atteint l'âge de dix mille jours, il se laisse dériver à la suite d'un dealer de cocaïne, dans l'espoir de pouvoir célébrer ainsi l'événement ‘en largeur’; en plein automne, la poudre blanche recouvre la ville