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Lettre a Lucien Goethals (sur les rapports d'un certain langage musical et d'un certain engagement socio-politique)
Henri Pousseur
Mon cher Lucien,
Lorsque j'ai reçu, voici quelques semaines, ton ‘Llanto por Salvador Allende’, je me suis senti d'autant plus concerné que
1o j'avais moi-même exprimé mon deuil devant les événements de septembre, en dédiant à la mémoire du Président chilien mon ‘Icare décrivant la Longue Marche’, oeuvre électronique créée (par la W.D.R.) à Dnsseldorf au début d'octobre (cette dédicace s'étant aussi manifestée par l'ajout de certains textes), et que
2o lors d'un concert du récent festival liégeois ‘les Nuits de Septembre’ consacré à la mémoire de Pierre Froidebise, Pierre Bartholomée avait publiquement annoncé que l'exécution de mon ‘Quintette à la mémoire de Webern’ (qu'il allait diriger) serait également dédiée au souvenir de celui qui venait d'être la victime de sa tentative dune révolution aussi peu sanglante que possible.
Comme je savais que to avais passé en Amérique Latine une Bonne partie de ton enfance et de ton adolescence, et que to ressens donc un lien particulièrement profond avec l'histoire de ces pays, j'ai voulu savoir quelle forme avaient pris tes ‘pleurs’ (Llanto), quel sens exact to y avais peut-être caché, et
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je me suis penché sur le texte de cette ‘monodie’ pour trombone.
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Manifestement, une pièce dodécaphonique, témoignant dès le premier coup d'oeil d'une coupe généralement ternaire:
D'abord, une ‘strophe’ de notes longues, modulées en sonorité par différents artifices (comme le chant simultané, producteur de battements, sons de combinaisons, etc...), et séparées les unes des autres par des ‘boïes’, rectangles dans lesquels figurent des réserves de notes staccato, dispersées dans les registres, au rythme libre et en nombre variable (par boite). Puis une séquence (’nervoso’) de petits groupes de notes rapides (notées pour la plupart en doubles-croches barrées), consistant souvent en notes répétées, soit isolément, soit mëme par grouper, de sorte qu'on progresse lentement, en quelque sorte par zig-zag, le long d'une séquence sérielie chromatique, encore entrecoupée par quelques notes longues tenues presque toutes ‘tremolo’.
Et enfin, ‘disperato’, une suite de notes indéterminées quant au rythme et à l'articulation, mais dans un fortissimo général et avec de perpétuels sauts entre tous les registres de l'instrument, se terminant toutefois par quelques notes longues très graves, dont la dernière diminue jusqu'au triple piano (elle est encore suivie par une indication de type ‘théâtral’, comme il en existe une, d'ailleurs, à la jointure des 2 premières strophes).
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Je commencerai par examiner la structure ‘théorique’ de cette 3e partie. C'est ici, en effet, que l'organisation sérielle apparaït de loin le plus clairement, ce qui nest nullement synonyme de banalité, car les formes sérielles mises en oeuvre font
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preuve de propriétés très remarquables.
Voici d'abord les 12 premières notes: Ex. 1
Comme pendant toute la suite (et à l'exception des notes graves finales), chaque note restera toujours au même registre, je puis maintenant transcrire toute la structure sérielle sous une forme mélodiquement comprimée, ce qui en fera plus aisément apparaïtre les symétries: Ex. 2
On voit d'abord sans peine que la série dodécaphonique utilisée est composée de 2 moitiés chromatiques isomorphes. Plus précisément, la 2e est le mouvement rétrograde de la 1ère, transposée au triton, ce qui signifie que le mouvement rétrograde de toute la série est égal à la transposition de celle-ci à ce même intervalle. D'autre part, on voit encore que le segment de 5 notes par lequel commence (et se termine) la série, est lui-même symétrique, égal au renversement de son propre mouvement rétrograde (exprimé en nombres de demi-tons: 1, -2, -2, 1 ou -1, 2, 2, -1). La sixième note forme encore avec la cinquième un intervalle de tierce majeure (ce qui la place à distance de demi-ton de la 2e), tandis que les 2 notes centrales se trouvent - évidemment - à distance de triton l'une de l'autre (ainsi se trouvent décrits tous les intervalles entre ‘notes voisines’).
Lorsque la 1ère exposition de la série est terminée, la dernière note (si) est prise comme note pivot et servira donc de première note à la deuxième, forme renversée de la précédente. Du fait des propriétés symétriques de la série, cette 2e exposition du ‘total chromatique’ présente en ordre inverse tous les groupes de 2 notes, dont l'ordre interne reste cependant ce qu'il était. De même, le fa par lequel commençait la 1ère série se trouve évidemment à la fin de la 2e. Seuls, remarquons-le bien, ré et lab restent en place, sans ordre inversé.
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Une fois terminé, ce couple de 2 séries est repris dans l'ordre inverse, en prenant à nouveau la dernière note (précisément fa) comme note-pivot. Mais comme le montre bien la manière dont j'ai superposé les deux présentations dans l'exemple 2, cette nouvelle inversion fait aussi apparaïtre de nouvelles symétries (d'ailleurs directement corollaires des précédentes). En effet, les groupes de 2 notes réapparaïssent maintenant dans le même ordre que dans le 1er couple, mais c'est leur ordre interne qui est désormais inversé. Seules les notes ré et lab échangent, pour la première fois, leur place.
Enfin, une fois ce 2e couple sériel terminé, le 1er est encore repris une seconde fois, mais son achèvement ne produira plus aucun phénomène de ‘réflexion’: il sera brusquement interrompu, au contraire, par l'apparition des 4 notes-pédales: 3 la et 1 lab, surmontés de points d'orgue et séparés par des virgules. A quoi fait encore suite l'indication: ‘le soliste semble vouloir recommencer encore une fois, mais subitement il laisse tomber la tête en signe de découragement’.
Si la registration (octaviation) des notes oblitère jusqu'à un certain point les symétries internes de la série (les intervalles de la 1ère moitié étant par exemple autrement réalisés que ceux de la 2e: voir exemple 1), elle contribue au contraire, par sa fixité, à faire apparaïtre celles qui existent entre les différentes formes, puisque les groupes de 2 notes qui les articulent cont toujours situées de manière identique.
Une fois mise à jour cette structure sérielle très claire, une fois découvertes certaines des potentialités symétrisantes de la série utilisée, il nous est plus facile d'examiner les autres parties, où le traitement sériel est nettement plus distordu. Passons maintenant au début de la pièce.
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Un bref examen des ‘boïtes’ dont j'ai déjà parlé
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ci-dessus, révèle qu'elles forment 2 séquences jusqu'à un certain point indépendantes: les huit premières constituent différentes variantes de la 3e d'entre elles, par suppression d'un nombre plus ou moins grand des notes finales de celle-ci, dont voici le contenu: Exemple 3. Citons la séquence des nombres de notes restantes: 2, 1, 6, 3, 4, 1, 5, 1. L'‘échelle’ utilisée passe (sans omission) de 1 à 6, le nombre 1 étant répété 3 fois, Toutefois, comme le la initial appartient aussi, dans la même registration, au groupe de notes dont sont dérivées toutes les boïtes de la 2e séquence, ce la unique, dans sa dernière apparition, pourrait jusqu'à un certain point être considéré comme boïte-pivot. Les boïtes de la 2e séquence comportent respectivement 7, 2, 6, 5, 8, 3, 4 et 1 notes (soit une ‘échelle’ sans omission et sans répétition) et sont toutes issues, par le même procédé, de la 5e d'entre elles, dont voici le contenu: Exemple 4.
On voit tout de suite qu'il s'agit d'un fragment d'une transposition de la série découverte tout-à-l'heure: Exemple 5. Quant au groupe générateur de la première suite de boïtes, nous pourrions y reconnaïtre 3 fragments séparés de chacun 2 notes, pris dans une autre forme, entretenant elle-même avec la précédente le rapport de renversement qu'entretiennent entre eiles les deux séries responsables (par mouvement droit ou rétrograde) de la 3e et dernière ‘strophe’ de la pièce: Exemple 6.
A examiner les notes longues du début de la pièce et leur rapport aux ‘boïtes’, nous sommes confirmés dans cette interpretation: le la-sol de la 1ère boïte s'intègre dans la suite des premières notes longues, de manière à former le 1er hexacorde de cette forme sérielle (tandis que les boïtes suivantes se développent de manière autonome): Exemple 7. Une fois atteint le sib par lequel cet hexacorde se termine (et jouée la boïte de 3 notes), on repart en sens inverse (rétrograde), les notes sib, solb, fa et finalement lab étant toujours présentées en valeurs longues et registrées de la même façon (que ‘voile’ la modulation du son), et la-sol étant effectivement présents (mais non ínversés) dans la boïte correspon- | |
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dant au premier groupe de 2 notes: Exemple 8.
Après cela les choses se compliquent quelque peu, comme le montre bien l'exemple 9. Si le lab terminant la première séquence (de notes longues) peut être considéré aussi comme première note de la série Bont sont tirées les boïtes suivantes (qui commencent maintenant par sol-la) le ré qui suit pourrait être considéré comme note finale de la 1ère série, manquant encore, avec si, à la présentation complète de celle-ci (même en considérant notes longues et boïtes), et cette dernière note (si) apparaissant seulement dans la boïte immédiatement suivante. Mais elle (ré) pourrait aussi être prise comme anticipation de la fin de la 2e série, toutes les autres notes longues qui suivent encore appartenant effectivement à ce segment final, complément ou répétition (fa et mi) des notes de la boïte la plus complète. Le ré qui suit la dernière boïte produit encore, par glissement, son triton lab (continuons à remarquer ces deux notes!), et le jeu qui suit celle-ci, sur sol, sol dièze et la semble essentiellement destiné à introduire la 2e strophe.
Toutefois, celle-ci sera encore précédée d'un bref intermède non harmonique.
D'abord, faisant suite à la ‘liquidation’ (?) des sons sol dièze-la, la consonne S longuement prononcée, puis l'indication: ‘le soliste semble vouloir commencer à jouer, mais ne produit aucun son’. Après quoi la 2e strophe peut effectivement commencer (l'exemple 10 en donne le début). Peut-être la présentation schématique de l'exemple 11 suffira-t-elle à faire apparaïtre ce qui me semble être la structure sérielle de cette partie: le système supérieur ne comporte que les notes constitutives des séries génératives, tandis que le système inférieur comporte les notes répétées par écho, proche ou lointain, et même par anticipation, avec indication des principalen de ces relations répétitives. Je ne mentionne pas les répétitions immédiates de notes isolées, dont les nombres varient beaucoup et forment plus que certainement une structure (fut-elle involontaire) qu'il vaudrait évidemment la peine d'analyser.
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Remarquons l'apparition abrupte, à deux reprises, du triton mi-sib, articulé en ‘miroir’ glissando: si cet intervalle occupe d'autre part la place centrale dans les 1ère et 4e formes sérielles de cette partie, il constitue les notes extrêmes de la 3e, et passe par une situation intermédiaire dans la 2e, résumant peut-être le système d'échanges qui caractérise l'ensemble de la pièce.
L'exemple 12 permet de mieux prendre connaissance des relations qui existent entre les 4 séries constitutives de cette ‘strophe’. Si les 2 premières sont les mêmes que dans la première strophe, les 2 suivantes leurs sont apparentées d'une manière très précise et homologue. Nous avons déjà signalé la réversibilité des groupes extérieurs de 5 notes. Eh bien, la série 3 de cette partie commence par les 5 dernières notes de la précédente (en ordre identique), ce qui signifie aussi qu'elle se termine par ses 5 premières (et qu'elles ont le même triton central); et la 4e entretient la même relation avec ia 1ère. Mais le rapport entre la 3e et la 4e n'est pas le même qu'entre les 2 premières: comme il s'agit de 1 à 4 et de 3 à 2 d'une relation de série droite à série renversée et comme les deux premières séries étaient déjà elles aussi des renversements l'une de l'autre, le résultat sera bien un rapport par renversement, mais avec transposition différente, ce que montre bien l'exemple 13.
Enfin, il faut encore remarquer l'ajout, à la fin de la 4e série, des notes mi et ré, tierces mineures des notes constitutives sol et fa (la tierce mineure est absente de la structure ‘superficielle’ de la série, c'est-à-dire des relations entre notes voisines, mais elle apparaït assez fréquemment dans la pièce, du fait des ‘torsions’ que la série subit). Grâce à ces intervalles, il règne momentanément une couleur quelque peu diatonique. En fait, ces notes annoncent déjà le début de la 3e strophe (en particulier fa, registré de manière identique, tout comme fa dièze) et ne sont rien d'autre qu'une ‘diffusion’ de la structure-pivot unissant les deux parties, qui ont maantenant un pivot par deux notes: exemple 14.
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Celui-ci, nous le savons déjà (ayant analysé cette strophe), produit une transposition nouvelle. Mais nous avons aussi déjà trouvé l'élément principal des relations qu'elle entretient avec les formes précédentes (et donc de la structure sérielle de toute la pièce: exemple 15). En effet, si dans celles-ci le triton ré-lab était mis en évidence par le fait, soit que ses notes se situaient aux extrémités de la série (formes 1 et 2), soit qu'elles encadraient le triton central (fa dièze-do ou mi-sib, les échanges entre ces trois tritons formant d'ailleurs toute la substance des extrémités et du centre sériel dans les 4 premières formes), il occupe maintenant les positions 4 et 9, et nous avons vu que ces 2 notes étaient les seules qui se comportaient différemment de toutes les autres dans la strophe finale (comportement qui était naturellement réservé, dans les autres formes, aux notes -pivotqui occupent ici les places extrêmes ou centrales: fa-si, mib-la, sol-do dièze, soit aux notes de la ‘gamme par tons entiers’ complémentaire).
Quand nous aurons encore constaté que c'est pour aboutir à lab que sont ajoutées les notes graves et longues de la fin, nous pourrons poser la question du symbolisme éventuel de toute cette ordonnance et mise en évidence de notes.
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Nous pouvons tout d'abord nous demander si certaines suites de notes représentent éventuellement des lettres et donc, par leur groupement, des mots? Notre regard est tout naturellement attiré d'abord vers les ‘boïtes’ du début, et spécialement vers celle qui présente le groupement le plus irrégulier. Effectivement, si nous examinons les 6 notes de la boïte no. 3, nous trouvons que 4 d'entre elles, prises sans altérations, correspondent, dans la nomenclature alphabétique, à des lettres du nom ALLENDE, prises dans l'ordre (Exemple 16). Les lettres manquantes ne sont pas dans la gamme, mais le G qui sépare le A du premier E n'est pas sans rappeler (surtout dans sa
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prononciation italienne) la prononciation espagnole de LI (en français: LDJ). Hasard?
Peut-être, mais je continue à creuser! Si la première ‘boïte’ (version complète) ne comporte que 6 notes (nombre que ne dépasse pas la première séquence de huit boïtes), il en est de même, en nombre de lettres, du nom de famille du Président si on considère LL comme un seul phonème, tand is que son prénom en comporte 8, tout comme la 2e ‘boïte’ complète (ou ‘boïte-mère’) comporte 8 notes que je n'arrive cependant pas à leur faire simplement correspondre. (Je constate seulement que si on prend G comme représentant du LL, cette série de notes commence comme la racine des mots LLANTO, pleur, LLANTAR, pleurer, etc...). Je n'arrive pas non plus (mais je ne me suis pas obstiné très longtemps) à trouver une correspondance significative aux séries de nombres de notes caractérisant les ‘boïtes’ (qui ne peuvent cependant pas être entièrement arbitraires; voici, à tout hasard leur correspondance la plus simple aux lettres de l'alphabet: BAFCDAEA/GBFEHCDA; on devrait peut-être faire jouer des modulo?). Par contre je crois pouvoir lire ceci: les deux notes du triton ré-lab se disent, en allemand, D (dé) et AS. Cette dernière appellation est constituée à la fois des initiales des deux noms, et des premières lettres du prénom inversées, tandis que la première apparaït, comme lettre (et même, dans un cas, comme syllabe), à la fin de chacun des deux noms. N'est-ce pas la raison pour laquelle il est tellement insisté sur ces notes, surtout lab, ouvrant et fermant la pièce?
On pourrait alors, par exemple, interpréter symboliquement le comportement de ces deux notes dans la dernière section: quand tout se renverse, elles restent fermement en place, mais elles sont elles-mêmes renversées par une tendance à revenir à un état antérieur.
Peut-être est-ce là forcer un peu la main des signes, chercher arbitrairement des sens cachés? Je ne puis pourtant croire qu'il n'y ait rien du tout...!? Comment dans ce cas expliquer et justifier certains
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faits comme la provenance ‘discontinue’ des notes de la première ‘boïte-mère’?
Acceptons cependant cette hypothèse, tenons-nous momentanément à l'expression immédiate de la musique, aux ‘pleurs’ qu'elle veut directement, sensiblement exprimer, sinon provoquer (et que des prescriptions d'interprétation comme ‘nervoso’ ou ‘disperato’, ou encore les deux indications ‘théâtrales’, doivent certainement promouvoir). Cette expression est pourtant obtenue, ou tout au moins soutenue, supportée, par les artifices d'écriture que je viens de décrire (d'une manière qui bien sûr n'est pas exhaustive): quelle est la relation des deux niveaux, quel est le degré de nécessité de cette relation?
Certes, le chromatisme sériel, avec son absence de repères stables, ses grands intervalles expressionnistes, ses notes perpétuellement dispersées dans tour les registres par une conduite mélodique fortement brisée, avec les rythmes également déchiquetés qui lui ont été fréquemment associés (par isomorphie non périodique), et les modulations sonores - trouvant leur origine dans l'harmonie dissonante elle-même - évoluant le plus souvent dans le sens de bruits encore plus impénétrables, certes, ce vocabulaire musical exprime assez directement, tant la dissolution intrinsèque d'une tradition périmée (dont il est directement issu par un raffinement extrême) que l'opposition résolue à cet ordre, sa négation radicale et la volonté de le faire éclater. En ce sens, il reflète assez exactement l'état actuel de notre civilisation, la fin d'un ordre social insatisfaisant aussi bien que les violents mouvements de contestation de celui-ci.
Mais la construction dodécaphonique, telle que nous venons de la constater, ne se limite pas à ces vertus négatives et négatrices, elle se veut aussi architecture, élaboration et proposition d'un nouvel ordre, c'est-à-dire d'un ordre meilleur, et peut-être les avatars de cette construction toujours fragile, les renversements et interruptions, les irrégularités et ambiguités auxquels elle est exposée, sont-ils les reflets des difficultés où nous nous trouvons à construire un ordre social plus satisfaisant? Ce qui
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ne serait pas loin de nous ramener - avec un peu plus d'assurance - à nos premiers et tâtonnants essais d'interprétation symbolique...
Arrivé ici, c'est-à-dire au point où nous risquons de commencer à tourner en rond, je voudrais, cher Lucien, poser quelques questions. Questions bien moins polémiques qu'il pourrait y paraïtre; questions confraternelles, sinon tout simplement fraternelles (car il est évident, nest-ce-pas, que nous sommes en quête de la même chose!); questions touchant la justesse de l'orientation de notre travail, la meilleure ‘stratégie’ à définir, la meilleure ‘tactique’ à suivre; questions ne provenant pas du désir d'imposer une opinion, mais bien de l'inquiétude à découvrir une vérité commune!
Aussi longtemps qu'on entreprend de contester un ordre, en s'adonnant essentiellement à la description de ses lacunes, ne reste-t-on pas son prisonnier, véritable miroir inversé de ses tares? Autrement dit, peut-on construire un nouvel ‘ordre’, meilleur que le précédent (par exemple non autoritaire), en n'utilisant que les résidus de celui-ci ou même en se limitant rigoureusement aux seuls éléments qu'il a le plus méprisé, réprimé, subordonné (par exemple les bruits, les dissonances les plus tendues, les rythmes les moins réguliers)? Je me souviens qu'en 1960, à Darmstadt, Pierre Boulez tombait d'accord avec moi qu’ ‘on ne pouvait pas continuer à écrire principalement des septièmes majeures’. Il désapprouva cependant très vite les mesures positives que je crus devoir prendre pour sortir de cette harmonie (ou de cette anti-harmonie) monochrome; il les désapprouve toujours, en apparence même plus que jamais, et lorsqu'il écrit, c'est encore et toujours dans l'idiome exclusivement chromatique de nos 20 ans.
Or voici, pour ma part, les principales insuffisances que je trouve à celui-ci, que je trouve du moins à sa propagation dogmatique exclusive (car bien sûr, je suis extrêmement sensible à nombre de textes musicaux qui s'y rattachent, y compris des oeuvres de Boulez, et d'autre part je fais encore fréquemment usage de ces éléments lexicaux, mais associés à
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d'autres, parmi lesquels ils continuent peut-être à occuper une place centrale, à jouer un rôle de modèles et de catalyseurs, de garants et d'antidotes), voici les insuffisances que je trouve de plus en plus à ce dogme au fur et à mesure que je m'efforce de produire, d'aider à produire, une musique participant à l'indispensable et urgente révolution culturelle.
D'abord, une certaine inaptitude syntaxique, quoi que puissent faire penser les capacités de son niveau combinatoire. La musique ne s'adresse pas seulement ni d'abord à l'intellect, et sa grammaire doit passer par les oreilles des gens, ce qui veut dire entre autres par les ‘grilles’ auditives dont ils disposent. Et même abstraction faite de celles-ci (évidemment modifiables, fut-ce lentement et au prix de grands efforts), il y a des choses qui seront toujours plus faciles, et donc plus efficaces d'autres. Les artifices de la musique sérielle, atonalité, non-répétition, apériodicité, etc... ont été explicitement développés pour faire échec à la mémorisation privilégiée (qui en était abusivement arrivée, dans le ‘classicisme’ tardif, à oublier entièrement les vertus, voire l'existence de l'instant présent).
Mais il ne faut pas tomber d'un excès dans l'autre. En se privant des pouvoirs les plus forts de la mémoire, et donc de la participation au devenir, ne rend-t-on pas terriblement difficile la compréhension, par l'auditeur, des contenus positifs que l'on souhaite lui transmettre? Même mes hésitations devant le ‘sens’ de ton message de deuil, devant les niveaux où il faut l'aller chercher, ne sont-ils pas éventuellement une illustration de cet excessif ésotérisme?
Je sais qu'il y a Webern et les extraordinaires modèles donnés par lui d'une musique arrivant à rigoureusement concilier les exigences du présent sonore, et celles des constructions sémantiques transcendantes à l'instant. Mais Webern a opéré (devait commencer par opérer), sur des dimensions extrêmement réduites, où nous ne pouvions pas continuer, où nous n'avons pas voulu continuer à nous tenir. Ce n'est donc pas son exemple littéral que nous devons suivre si nous voulons lui rester fidèle:
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nous devons transposer ses nouveaux principes poétiques à des échelles et dans des domaines matériels fort différents: vers le plus réaliste, le plus concret, le plus bruiteux, certes (et cela a été fait, et tu y as largement contribué), mais aussi, si nous ne voulons pas perdre les irremplaçables pouvoirs de ce qu'il faut bien appeler ‘la musique’ (tout idéalisme étant cependant considéré avec méfiance) et dont il est clair que les gens ont encore et toujours et peut-être plus que jamais besoin: vers le plus harmonieux, le plus rythmé, le plus mélodieux, le plus facile à saisir, à retenir, à reproduire. Ce me semble être la condition sine qua non de l'élaboration d'un langage musical répondant aux besoins d'une culture prospective, et les musiques pop(ulaires) n'ont pas attendu notre feu vert pour s'engager dans l'exploration de cette voie, de certains aspects de cette voie (ce qui ne nous dispense pas d'en faire autant, de mettre les ‘outils’ dont nous disposons au service d'une recherche commune).
Je sais bien que cette proposition est loin d'être dépourvue de dangers, je sais bien que l'harmonie, la mélodie, le ‘rythme’, un certain type de développement ont été usurpés par des formes d'art typiquement bourgeoises et que nous rejetons, je sais bien que même la démarche des musiques dites populaires est souvent ambiguë, qu'elles sont souvent gouvernées, entre autres (mais presque jamais exclusivement), par des impératifs commerciaux et donc, de plus ou moins loin, par des stratégies anesthésiantes. Mais ce n'est pas une raison pour jeter le manche après la cognée, pour fuir la difficulté d'un affrontement avec le réel, et nous réfugier dans la tour d'ivoire d'un style de mandarins (je parle vraiment pour nous tous). Est-ce parce que la noisette peut être appât et piège, qu'elle n'est pas aussi nourriture pour l'écureuil? Est-ce parce que le pain blanc a été longtemps réservé aux patrons qu'il fallait en interdire le goût aux prolétaires?
Et j'en viens ainsi à la deuxième insuffisance qui n'a pas cessé de toujours plus me gêner et que j'appellerais volontiers une insuffisance nutritive.
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Faire un art révolutionnaire, ca ne peut consister uniquement à critiquer (et donc d'abord à montrer) l'injustice présente, pas même à continuellement la vilipender: il peut y avoir là une sorte de complaisance pathologique, et je pense que celle-ci est aujourd'hui assez largement répandue. On n'arrivera à stimuler l'esprit révolutionnaire que si on parvient à convaincre que ‘le jeu en vaut bien la chandelle’ ou, moins trivialement, que le but est suffisamment attirant pour qu'il vaille la peine de faire tout ce qui est nécessaire pour y arriver. Donc, donner une image, certes provisoire et inadéquate, mais aussi convaincante que possible de l'état plus satisfaisant de la nouvelle harmonie vers laquelle on propose de tenter de progresser!
Tu te souviens de ce que disait Allende à Régis Debray en 1971, alors qu'il était déjà au pouvoir depuis un an (je traduis à partir de la traduction allemande):
‘Nous comprenons parfaitement que les gens qui ont été élevés et formés par cette société n'ont rien à voir avec ce que nous appelons l'’homme nouveau’. L'idéologie dominante dans la société actuelle, c'est l'idéologie bourgeoise, mais il est évident que ce que nous appelons le ‘nouvel homme’ émergera de la société nouvelle et vivra d'elle. Pour l'instant, nous devons nous consacrer au travail éducatif, pour éveiller dans la conscience des masses l'intérêt pour la construction d'une nouvelle société et montrer à quoi ressembleront ses membres, les ‘hommes nouveaux’. L'avant-garde peut compter avec des militants qui s'efforcent de se comporter comme des révolutionnaires, et ils posent certainement les fondements sur lesquels pourra se dresser l'‘homme nouveau’. Mais je ne trouve pas utopique de parler de celui-ci, ce ne serait utopique que si nous rêvions que l'‘homme nouveau’ va déjà exister dans la société actuelle’.
Certes, ce qui est arrivé à celui qui portait un prénom tellement prometteur nous prouve en suffisance qu'on ne peut jamais trop être sur ses gardes, aussi et peut-être d'abord envers ses propres inadvertances. L'anéantissement du désordre ancien
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reste la tâche la plus urgente, mais je suis persuadé qu'il ne réussira qu'à la condition d'être assorti d'une dose suffisante d'anticipation. Entre les simplifications nécessaires à la transmissibilité du discours, les douceurs indispensables pour donner du courage au combattant, et les inévitables très grandes difficultés par lesquelles chacun doit savoir qu'il devra passer s'il veut atteindre la Terre promise (même celle de l'assimilation des nouveaux contenus culturels), ne crois-tu pas que c'est vraiment notre premier devoir, notre principal problème technique à nous qui avons à parler, d'établir et rétablir continuellement (dans une conjoncture toujours changeante) un juste et fécond équilibre?
Cher Lucien, peut-être les questions que je viens de poser (dont certaines avaient seulement l'apparence affirmative) ne sont-elles pas vraiment des questions générales, ainsi que je le crois et tente de le faire croire? Peut-être nest-ce qu'une façon d'essayer de justifier mes propres ‘choix esthétiques’? Je suis moi-même trop engagé pour répondre, je ne puis être à la fois partie et juge! A d'autres d'en décider, aussi pour eux-mêmes! Encore fallait-il, pour qu'ils puissent le faire, que ces questions leurs soient posées, et j'espère que cette nécessité suffira à me faire pardonner ce qui pourrait sembler une outrecuidance? Quoi que to répondes, pour to part, nos voies, cher Lucien, restent en profondeur bien suffisamment convergentes, pour périodiquement se rencontrer et nous permettre un bout de dialogue, dont l'intérêt, j'en suis convaincu, sera toujours garanti, par la richesse d'implication des oeuvres musicales que to y apporteras.
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